11
ANAÏS convoqua Le Coz et les autres gars de son équipe dans son bureau. En les attendant, elle laissa son regard se promener sur le décor qui l’entourait. Son antre, relativement spacieux, se situait au premier étage du commissariat. Une baie vitrée s’ouvrait sur la rue François-de-Sourdis. Une autre sur le couloir. Cette fenêtre intérieure était dotée d’un store pour se protéger des regards indiscrets. Anaïs ne le baissait jamais. Elle voulait toujours être intégrée à l’agitation du poste.
Pour le moment, il régnait un silence inhabituel. Un silence de dimanche matin. Anaïs percevait seulement la rumeur vague du rez-de-chaussée. On renvoyait chez eux les occupants des cellules de dégrisement. Le Parquet autorisait les libérations des gardés à vue de la nuit : chauffards sans permis, gamins surpris en possession de quelques grammes de shit ou de coke, bagarreurs de discothèques. La moisson du samedi soir, agglutinée dans l’aquarium.
Elle vérifia ses mails. Longo avait déjà envoyé ses photos en format pdf. Elle lança l’impression puis alla se chercher un café dans le couloir. Quand elle revint, une série de clichés macabres l’attendait.
Elle observa avec plus d’attention les tatouages de la victime. Une croix celte, une fresque maorie, un serpent entouré d’une couronne de roses : le gars avait des goûts éclectiques. Elle passa au dernier tirage : la tête de taureau posée sur la table d’autopsie comme sur l’étal d’un boucher. Il ne lui manquait plus que le persil dans les naseaux. Elle ne savait pas si Longo avait voulu faire un trait d’humour. Ou un acte de provocation. Mais elle était satisfaite de voir cette image – le signe fort de la démence du tueur. Une sorte d’incarnation animale de sa folie, de sa violence.
Naseaux larges, encornement ample, peau noire, comme charbonnée par le feu des gènes. Les yeux, gros calots de laque sombre, brillaient encore, malgré la mort, malgré le froid, malgré les heures passées au fond de la fosse de maintenance.
Toujours debout, elle posa les clichés et but quelques gorgées de café. Son ventre gargouillait. Elle n’avait rien mangé depuis des heures. Peut-être des jours. Elle avait passé le reste de la nuit à appeler les prisons et les instituts psychiatriques, en quête d’un fêlé de mythologie grecque ou de mutilations animales qui aurait été récemment libéré. Elle n’avait parlé qu’à des gardiens ensommeillés. Il faudrait réessayer plus tard.
Elle avait aussi contacté le fort de Rosny, les locaux du Service technique de Recherches judiciaires et de Documentation de la Gendarmerie où tous les crimes commis en France sont recensés. Sans plus de résultat. Un dimanche, à cinq heures du matin, il n’y avait vraiment personne à qui parler.
Elle avait ensuite étudié le mythe du Minotaure sur Internet. Comme tout le monde, elle en connaissait les grandes lignes. Pour les détails, elle avait eu besoin de se rafraîchir la mémoire.
Tout commençait par l’histoire du père du monstre, Minos. Fils d’Europe, une Terrienne, et de Zeus, souverain des dieux, Minos avait été adopté par le roi de Crète puis était lui-même devenu le monarque de l’île. Pour prouver ses liens privilégiés avec les dieux, Minos avait demandé à Poséidon, dieu de la Mer, de faire jaillir des flots un magnifique taureau. Poséidon accepta, à condition que Minos sacrifie ensuite la bête en son nom. Minos ne tint pas sa promesse. Frappé par la beauté du bovidé, il l’épargna et le plaça parmi ses troupeaux. Furieux, Poséidon inspira à la femme de Minos, Pasiphaé, une folle passion pour l’animal. Elle s’unit à lui et donna naissance à un monstre à tête de taureau et à corps d’homme : le Minotaure. Pour cacher ce fruit illégitime, Minos demanda à son architecte, Dédale, de construire un labyrinthe dans lequel il enferma le monstre.
Plus tard, le souverain gagna la guerre contre Athènes et obligea son souverain à envoyer chaque année un groupe de sept jeunes hommes et de sept jeunes filles pour servir de pâture au Minotaure. Le Roi s’acquitta de ce terrible tribut jusqu’au jour où Thésée, son fils, décida de se joindre au convoi pour en finir avec le monstre. Grâce à la complicité d’une des filles de Minos, Ariane, il parvint à tuer le Minotaure puis à retrouver le chemin du retour dans le labyrinthe.
Anaïs éprouvait une intuition : la victime évoquait à la fois le monstre mythologique et ses victimes – les jeunes gens sacrifiés. Cet homme au visage démoli par la tête du taureau avait été tué, symboliquement, par le Minotaure.
Elle se rassit derrière son bureau et s’étira. Mentalement, elle lâcha la mythologie – la théorie – pour revenir au concret. Une héroïne pure à 80 %. C’était une sacrée piste. Les souvenirs prirent le pas sur ses réflexions. Quand elle avait intégré le SRPJ d’Orléans et compris que le sujet central de ses enquêtes serait la dope, elle avait décidé de suivre un petit stage personnel. Prenant une semaine de vacances, elle avait enfermé sa carte de police et son calibre dans un tiroir puis était partie aux Pays-Bas.
Elle avait rencontré des dealers dans la banlieue d’Amsterdam. Des mecs qui louaient des appartements vides comportant, pour tout mobilier, une table basse vitrée, plus pratique pour se faire un rail. Elle s’était pris des traits devant eux. Complètement stone, elle leur avait demandé d’empaqueter serré, sous plastique, les cent grammes d’héroïne qu’elle achetait. Puis elle était partie aux chiottes et s’était enfoncé le boudin dans l’anus. Comme ils le faisaient tous avant de prendre la route du retour.
Elle avait voyagé ainsi, sentant le poison dans son fondement. Elle avait alors éprouvé le sentiment de faire corps, vraiment, avec son métier. Elle n’infiltrait pas le milieu, c’était le milieu qui l’infiltrait… Elle n’avait arrêté personne, elle n’avait aucune compétence sur ces territoires. Elle avait simplement vécu comme eux. Et pris cette décision. Désormais, elle exercerait son métier de cette manière. Impliquée jusqu’à l’os. Sans autre vie que celle-là.
On frappa à sa porte.
La minute suivante, quatre lascars déboulaient dans son bureau. Le Coz, tiré à quatre épingles, en cravate, comme s’il était en route pour la messe. Amar, surnommé Jaffar, représentant la tendance inverse : pas rasé, hirsute, chiffonné comme un clochard. Conante, caban et calvitie naissante, au physique tellement banal que ça en devenait un don. Zakraoui, dit « Zak », un look de clown triste avec son petit chapeau sur la tête mais portant une cicatrice à la commissure des lèvres – le fameux sourire tunisien – plutôt effrayante. Les quatre mousquetaires. Un pour tous, tous pour elle…
Elle distribua le portrait qu’elle avait dupliqué et attendit qu’il fasse son effet. Le Coz grimaça. Jaffar sourit. Conante hocha la tête d’un air stupide. Zak tripota le bord étroit de son galure, avec méfiance. Anaïs expliqua sa stratégie. À défaut d’identifier le tueur, on allait identifier le mort.
— Avec ça ? demanda Jaffar en brandissant le cliché.
Elle résuma sa conversation avec le légiste. Le shoot meurtrier. L’exceptionnelle qualité de la drogue. Le fait qu’a priori, la victime était un sans-abri. Tout ça resserrait considérablement le faisceau des pistes à creuser.
— Jaffar, tu t’occupes des clodos. On connaît les quartiers, non ?
— Y en a plusieurs.
— Vu sa coupe et son âge, notre client était plutôt un zonard qu’un grand marginal. Un teuffeur qui devait suivre les raves et les festivals de musique.
— Alors, c’est le cours Victor-Hugo, la rue Sainte-Catherine, la place du général Sarrail, la place Gambetta, la place Saint-Projet.
— Tu n’oublies pas la gare. À visiter en priorité.
Jaffar acquiesça.
— Quand tu auras écumé tous ces coins, passe en revue les églises, les DAB, les squats. Tu montres ton portrait à tous les mancheurs, les punks, les clodos que tu peux trouver. Visite aussi les foyers d’accueil, les hostos, le Samu social. Toutes les assoces.
Jaffar se grattait la barbe en regardant le visage brisé de la photo. Le flic, âgé de 40 ans, était lui-même à la limite du statut de SDF. Divorcé, il refusait obstinément de payer sa pension alimentaire. Il avait un juge aux affaires familiales aux trousses et vivait de petit hôtel en petit hôtel. Buvait. Se défonçait. Jouait aux courses et au poker. On disait même qu’il arrondissait ses fins de mois grâce à une fille de la rue des Étables. Vraiment une bonne fréquentation. Mais incontournable pour écumer les basses-fosses de la ville.
— Toi, dit-elle à Le Coz, tu fais la tournée des dealers.
— Où ça ?
— Demande à Zak. Si de l’héroïne blanche est apparue sur le marché, c’est pas passé inaperçu.
— C’est pas toujours blanc, l’héroïne ?
Le Coz, incollable en matière de procédure, manquait d’expérience de terrain.
— L’héroïne n’est jamais blanche. Elle est brune. Les drogués consomment du brown, sous forme de poudre ou de caillou. Ce type de produit ne contient que 10 à 30 % d’héroïne. La dope qui a tué notre client en contenait 80 %. Vraiment pas un truc standard.
Le Coz prenait des notes dans son carnet, comme à l’école.
— Appelle aussi les gendarmes du Groupement interrégional de Bordeaux-Aquitaine. Ils ont des fichiers sur le sujet. Des noms et des adresses.
— Ça va être chaud.
— La guerre des polices, c’est fini. Tu leur expliques l’affaire : ils t’aideront. Contacte aussi la prison de Bordeaux. Ratisse tous les mecs impliqués dans la dope.
— Si les gars sont en prison…
— Ils seront au courant, ne t’en fais pas. À chaque fois, tu montres ton portrait.
Le Coz écrivait toujours, avec son Montblanc étincelant. Il avait le teint mat, des cils retroussés de femme, un cou très fin et des cheveux luisants de gel. À le voir ainsi, laqué comme un acteur de cinéma muet, Anaïs se demanda si c’était une bonne idée de l’envoyer au casse-pipe.
— Vois aussi les pharmaciens, suggéra-t-elle. Les tox sont leurs meilleurs clients.
— On est dimanche.
— Tu commences par ceux de garde. Tu trouves les adresses personnelles des autres.
Anaïs se tourna vers Conante : les yeux rouges, il avait passé la nuit à visionner les vidéos de la gare.
— T’as remarqué quelque chose ?
— Que dalle. En plus, la fosse de maintenance est dans un angle mort.
— Le parking ?
— Rien de spécial. J’ai tiré du lit deux stagiaires pour relever les numéros de plaques et convoquer aujourd’hui tous les conducteurs des dernières quarante-huit heures.
— Et le porte-à-porte ? Le personnel de la gare ? Les squatters des bâtiments abandonnés ?
— On est sur le coup avec les gars de la BAC. Pour l’instant, personne n’a rien vu.
Anaïs ne s’attendait pas à des miracles :
— Tu y retournes avec ton portrait. Tu le montres aux gars de la sécurité, à la police de la gare, aux clodos du coin. Notre mec zonait peut-être dans les environs.
Conante hocha la tête au fond de son col de caban. Anaïs se tourna vers Zak. Un pur voyou, ancien junk, ancien voleur de voitures, qui était entré dans la police comme on entre dans la Légion étrangère. On efface tout et on recommence. Elle l’avait chargé de retrouver la trace du taureau mutilé.
Adossé au mur, mains dans les poches, il débita d’un ton monocorde :
— J’ai commencé à réveiller les éleveurs. Rien que dans la Grande Lande, au Pays basque et en Gascogne, on en compte une dizaine. Si on englobe la Camargue et les Alpilles, le chiffre monte à 40. Pour l’instant, j’ai rien.
— Tu as appelé les vétos ?
Zakraoui lui fit un clin d’œil – elle ne se formalisa pas pour ce trait familier :
— Au saut du lit, chef.
— Et les abattoirs, les boucheries industrielles ?
— C’est en route.
Il se décolla du mur :
— Une question, chef. Simple curiosité.
— Je t’écoute.
— Comment tu sais que cette tête, elle appartient à un taureau de combat ?
— Mon père était un passionné de corrida. J’ai passé mon enfance dans les arènes. L’encornement des toros bravos n’a rien à voir avec celui des autres bêtes. Il y a d’autres différences mais je ne vais pas te faire un cours.
Au passage, Anaïs éprouva une satisfaction. Elle avait évoqué son père sans trahir la moindre émotion. Sa voix n’avait pas déraillé, ni tremblé. Elle ne se faisait pas d’illusions. C’était simplement l’adrénaline et l’excitation qui la rendaient plus forte ce matin.
— On a parlé de la victime, fit Jaffar. Mais le tueur ? qui on cherche au juste ?
— Un être froid, cruel, manipulateur.
— J’espère que mon ex a un alibi, fit-il en secouant la tête.
Les autres ricanèrent.
— Arrêtez de déconner, fit Anaïs. Compte tenu de la mise en scène, on doit exclure un meurtre impulsif, passionnel et sans préméditation. Le gars a préparé son coup. Dans les détails. Y a peu de chances aussi que ce soit une vengeance. Il reste la folie pure. Une folie glacée, rigoureuse, marquée par la mythologie grecque.
En signe de conclusion, Anaïs se leva. Claire invitation à se mettre au boulot. Les quatre OPJ prirent le chemin de la porte.
Sur le seuil, Le Coz s’arrêta et lança par-dessus son épaule :
— J’allais oublier. On a retrouvé l’amnésique de la gare.
— Où ça ?
— Pas loin. Institut Pierre-Janet. Chez les mabouls.